Lituanie
Abritant autrefois l’une des plus puissantes centrales de l’ex-URSS, Visaginas a longtemps nourri les espoirs d’une ville animée du nord-est de Lituanie. Près de 10 ans après l’arrêt du nucléaire, la cité atomique est devenue une ville fantôme. Reportage parmi la jeunesse lituanienne qui essaient malgré tout de lui redonner une avenir rayonnant.
Viktorija Mickuté
auteure
Aija Bley
photographe
Biélorussie :
Alina au pays de Louka
Estonie :
Amours mixtes
Ukraine :
Guerre en scène
Lettonie :
Héros modernes
Moldavie :
Cocktail moldave
Russie :
Jeux d’enfants
VISAGINAS – Si la jeunesse de ce coin perdu au nord-est de la Lituanie se qualifie souvent d’ « atomique », c’est parce que leur ville est sortie de terre en 1975, lorsqu’il a fallu loger les employés de la centrale nucléaire d’Ignalina. C’est la grande époque, celle où la centrale dispose des plus puissants réacteurs au monde et produit tellement d’électricité qu’elle se retrouve dans le Guinness des records.
Située dans une forêt de pin sur les berges du lac Visaginas, la municipalité a d’abord été conçue pour coexister en harmonie avec la nature. Le nom de sa première rue ? « Vilties » qui signifie « espoir », en français.
Autrefois animée et moderne, habitée par des ingénieurs et autres spécialistes qualifiés en provenance de toute l’Union soviétique, Visaginas ne symbolise plus vraiment l’espérance des années 70.
L’espoir atomisé
Une sorte de résignation flotte dans l’air qui s’exprime d’abord dans ces rues situées entre des immeubles rectangulaires complètement vides. En très peu de temps, Visaginas a vu partir sa principale source d’énergie, de revenus ainsi que tous les emplois qui lui étaient associés. C’est en 2009 que la décision tombe comme un couperet : la Lituanie est obligée de cesser les activités d’Ignalina si elle veut devenir membre de l’Union européenne. La raison invoquée ? Les réacteurs de la centrales étaient de type similaire à ceux qu’abritait Tchernobyl. L’argument du risque suffit pour mettre tout le monde d’accord et provoquer une émigration massive : la population de Visaginas passe de 30 000 à moins de 20 000 habitants.
Vue du ciel, la ville ressemble aujourd’hui à un demi-papillon puisque sa deuxième partie n’a jamais été construite. Restent la mélancolie et la tristesse de ceux qui sont restés et qui tentent tant bien que mal de retrouver des motifs de croire en l’avenir.
« Visaginas a beaucoup à offrir, il lui faut juste trouver son visage, sa vision », explique Alex Urazov, un trentenaire né en Russie qui a grandi à Visaginas. Après avoir vécu quelques années en Angleterre, il est revenu s’installer dans sa ville d’origine. Pour de bon. « À part travailler et faire la fête, je n’avais rien à faire à l’étranger. J’ai envie de contribuer au changement », affirme-t-il.
Alex dirige une résidence d’artistes appelée « Tochka » (« point » en français), dont le but est d’encourager la créativité, la curiosité et la tolérance chez les jeunes. Situé au sein d’un immeuble de cinq étages, le bureau de Tochka est mal éclairé et relativement froid. Pour économiser, paraît-il. On y peint sur les murs, on lit et on se lance dans des débats passionnés avec un thé chaud. Chaque soir, un événement différent a lieu : des soirées « open mic » aux projections de film. L’alcool est interdit dans les locaux et en matière de musique, on ne peut jouer que des vinyles. Ainsi vont les règles d’Alex. À part cela, chacun est libre de faire ce qu’il veut.
Malgré le froid, Alex vit toujours pieds nus et vêtu d’un t-shirt sans manches qui révèle ses tatouages. De longs cheveux blonds coiffés en queue de cheval, le jeune homme sourit constamment. Ex-anarchiste, désormais consacré à l’étude du comportement humain, à la quête de soi, et à l’artisanat, il pense que Visaginas est d’abord une ville provinciale. « Tout le monde déteste que je dise ça mais c’est vrai,» assume-t-il. «Je veux rapprocher la Lituanie et le monde entier de Visaginas. » Selon lui, les jeunes Lituaniens sont très éloignés de leurs parents, qui continuent de voir le monde d’un point de vue soviétique. La plupart des jeunes gens choisissent de quitter Visaginas pour saisir des opportunités dans des villes plus prospères en Lituanie ou ailleurs. Beaucoup d’entre eux partent juste après l’école, et ne reviennent pas, découragés par le manque d’emploi et les bas salaires.
« On ne peut pas vivre sans vision »
À l’époque faste d’Ignalina, au milieu des années 1980, un seul réacteur est actif alors que les deux autres sont encore en construction. Plus de 13 500 personnes travaillent dans la centrale nucléaire. Tout le monde est jeune, instruit, et touche aussi d’excellents salaires. À la fin de la journée de travail, c’est une ville vivante et animée qui attend les travailleurs, tandis que les enfants grandissent en écoutant des histoires de système de combustibles nucléaires en guise de contes de fées.
Lorsque la centrale s’est arrêtée en 2009, la plupart des employés quittent carrément le pays : beaucoup filent en Russie, d’autres ailleurs. Environ 2000 personnes sont restés à la centrale, pour l’entretenir, puis la détruire.
« Imaginez que vous construisiez une maison, que vous y mettiez tout votre coeur, que vous y viviez, et que vous deviez ensuite la détruire avec un bulldozer. Ce serait dur ! », invoque Jevgenij Shuklin, un sportif de haut-niveau et membre du conseil municipal. Son père a quitté l’Oural en Russie, pour venir à Visaginas construire la centrale. « Tout le monde est prêt à faire ses valises, »ajoute-t-il. « Parfois je leur dis :”Tu devrais rénover ton appartement.” Et ils répondent : “Pourquoi? Je vais sans doute devoir partir bientôt.” Et ça, ça dure depuis dix ans. »
À 31 ans, Jevgenij a pris la décision de rester à Visaginas plusieurs années après avoir réalisé son rêve : remporter une médaille d’argent en canoë-kayak aux Jeux Olympiques de Londres, en 2012. « On ne peut pas vivre ainsi, sans vision, en pensant que tout va mal, » explique-t-il. «Le plus grand problème auquel la population est confrontée ici, c’est le trou psychologique dans lequel ils tombent. Ils doivent apprendre à apprécier ce qu’ils ont. »
Informatique, retraites et piscine gratuite
Il est 2h30 du matin cette nuit du 14 août 2012 lorsque Jevgenij rentre à Visaginas après la célébration officielle du retour des médaillés olympiques à Vilnius. Des centaines de personnes sont venus l’acclamer en héros. « Nous sommes devenus comme une grande famille,» se souvient Jevgenij. « C’est à ce moment que je me suis dit : “Je vais rester ici et apporter quelque chose à ces gens en retour.” Je vais faire ce que je peux pour améliorer leurs vies. »
Jevgenij partage désormais son temps entre sa carrière d’athlète professionnel, la gestion de quelques restaurants, une vie sociale intense à Visaginas et Vilnius (à deux heures de route en voiture) et son rôle de membre du conseil de Visaginas. Avec huit autres collaborateurs, il a fondé l’initiative « Visaginas Is Us », qui a obtenu la majorité auprès du principal organisme politique de la ville. « Je veux changer le système,» lance Jegenij. «Visaginas a tout, nous avons simplement besoin d’aide. » Il pense que les politiciens à Vilnius pourraient aider à attirer les investisseurs et encourager les entreprises prometteuses à grandir en mettant en place une zone économique libre à Visaginas, ou des réductions d’impôts sur les sociétés. Il conçoit Visaginas comme un possible centre dédié aux nouvelles technologies, une sorte de hub informatique pour la Lituanie.
« Les spécialistes IT de l’Ukraine ou de la Biélorussie quittent leur pays et partent s’installer en Europe. Il est grand temps de les inviter ici. Il serait facile pour eux de s’intégrer », continue Jegenij. D’autant plus que 80% des habitants de Visaginas ne sont pas Lituaniens mais détiennent 42 nationalités différentes. Des Russes, des Ukrainiens, des Biélorusses et des Polonais, entre autres.
Le centre d’aviron, actuellement en construction, est l’un des autres projets de Jevgenij. Le sport a toujours occupé une grande place dans la ville : aviron, kayak, football, boxe, gymnastique, acrobatique. Autant de disciplines disponibles pour les enfants dès leur plus jeune âge. Beaucoup d’entre eux choisissent de suivre des carrières d’athlètes professionnelles ou une voie qui les destineraient à l’art et le musique. 99% des enfants à Visaginas ont une activité extra-scolaire : un record en Lituanie. Nombre d’entre eux ne s’en tiennent pas à une seule mais les multiplient. « Les gens viennent me voir pour se plaindre : “On a voté pour toi, on veut des retraites plus conséquentes”», raconte Jevgenij. « Mais ce n’est pas de mon ressort. Je ne suis pas magicien. » 84% du budget de la ville est dédié au sport, à la culture et à l’éducation informelle. Une tendance rare en Lituanie. « C’est la raison pour laquelle nous avons de bonnes maternelles avec des piscines gratuites, et que nous ne pouvons pas changer cela car les gens y sont habitués », explique Jevgenij. Surtout quand l’investissement porte ses fruits.
« Ici, tout le monde est soudé »
« Je pense que 80% des gens qui ont quitté Visaginas reviendront élever leurs enfants ici. Il n’y a pas meilleur endroit », affirme de son côté Sergej Gluchov, 33 ans et récemment revenu à Visaginas avec sa femme, après avoir habité Vilnius. Ils ont acheté un trois pièces pour 12 500 euros, dix fois moins cher qu’à Vilnius, et se sentent enfin de retour chez eux.
Lorsqu’on lui demande ce que les autres pensent de Visaginas, Jevgenij explique que « tout le monde croit que c’est un village dans un coin de la Lituanie peuplé uniquement de russophones ». La jeunesse de Visaginas semble déçue par la manière dont les médias lituaniens dépeignent la ville. Selon eux, les bulletins d’informations montrent Visaginas comme une région potentiellement séparatiste, qui ferait campagne pour suivre l’exemple de la Crimée et rejoindre la Russie continentale. « De nombreux jeunes gens de Visaginas choisissent de servir au sein de l’armée lituanienne en tant que volontaires », raconte Jevgenij. Lui croit en l’idée que les services rendus à la patrie sont plus importants qu’un nom de famille russe. Quand on lui parle de sa propre identité, Jevgenij affirme être avant tout un citoyen lituanien, même s’il lui est difficile de dire s’il est plutôt Russe ou Lituanien.
La question est délicate pour un grand nombre d’entre eux. « En Russie, on me dit que j’ai un accent mignon et que je suis Lituanien,» raconte Sergej. « Mais personne ne dirait que je suis Lituanien, ici. Tu entends comme je parle ? » Sergej comprend le lituanien, mais n’est pas à l’aise pour le parler. Deux fois par mois, il anime un atelier de divertissement intellectuel qui attire des douzaines de participants à la pizzeria de Visaginas. « J’adore les gens ici. Ils sont très ouverts,» précise-t-il. « Lorsque j’organise ces jeux, je regarde le visage des gens, et ils sont souriants. Quoiqu’il arrive de bon ou de mauvais à Visaginas, tout le monde est toujours soudé. » À Vilnius, Sergej avait l’impression que cela n’importait pas, mais à Visaginas, il est heureux de recevoir chaque jour de nouvelles invitations pour contribuer au futur de cette ville en laquelle il a choisi de croire. Coûte que coûte.